L'homme qui regarde by Alberto Moravia

L'homme qui regarde by Alberto Moravia

Auteur:Alberto Moravia [Moravia, Alberto]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 2277222542
Éditeur: J'ai Lu


Le diable qui regarde

Aujourd’hui exceptionnellement je ne vais pas me promener au début de l’après-midi comme d’habitude. Je n’y songe même pas ; après avoir déjeuné avec mon père, je traîne à la maison pour lire un livre qui ne m’intéresse pas. Puis, vers cinq heures, comme saisi d’une soudaine inspiration, je sors précipitamment. C’est le milieu de l’après-midi et je roule en voiture en direction du quai où habite Pascasie. Je ne sais pas trop pourquoi j’y vais et cette incertitude me remplit de méfiance à mon propre égard, comme à l’égard de quelqu’un que je ne connais pas vraiment et que, par conséquent, j’estime susceptible de me réserver des surprises.

Vais-je voir Pascasie ? Peut-être que oui, mais je n’en suis pas si sûr. Si je la revois, ce sera pour vérifier une certaine impression que j’ai retirée de ma première visite, selon laquelle Pascasie, comme la Noire de Mallarmé, est possédée par un démon, qui, du reste, ne serait pas celui de la luxure, comme dans le poème, mais — et c’est plus subtil — celui d’une espèce d’hostile volonté de tentation. L’impression me vient de la froideur de son regard scrutateur et calculateur dont, lors de ma première visite, elle ne cessait de m’épier.

Bien sûr, je ne sais pourquoi elle m’épiait : pour voir si je céderais à la tentation, dont le caractère littéraire lui échappait, de lui demander de mettre en application la scène décrite par Mallarmé dans son poème. Naturellement, Pascasie n’avait aucune intention de satisfaire ma requête, tout comme je n’avais pas celle de la formuler.

Celle qu’elle attendait de moi, c’est que je glisse sur la tentation, comme sur une banale peau de banane et, au fond, avec les mêmes effets comiques et réductifs. Comme je l’avais dit, il y avait en elle une cynique exhibitionniste qui, au moment où elle s’exhibait, se transformait en une malicieuse scopophile.

Mais pourquoi Pascasie voulait-elle m’induire en tentation ? L’idée m’effleure que l’explication puisse être trouvée toujours dans le poème de Mallarmé, dans le premier vers qui dit : « Une négresse par le démon secouée. » En réalité, ce n’était pas Pascasie qui m’épiait, mais le démon qui, semble-t-il, la possédait. Un démon voyeur qui voulait m’induire en tentation, uniquement pour s’amuser ensuite du spectacle des effets de sa victoire sur moi ; oui, un diable scopophile qui voulait regarder un monde fait à son image et à sa ressemblance. Si je vais donc aujourd’hui chez Pascasie, ce sera pour exorciser le diable, pour récupérer l’Africaine ingénue et gaie à laquelle j’avais parlé à partir du trottoir, pendant ma promenade du début de l’après-midi.

Aujourd’hui, le ciel est uniformément couvert de nuages bas, noirs, d’orage, sans le moindre vent, sans éclaircie ; je me dis donc que je ne peux même pas saisir le prétexte, pour mon incursion dans le territoire de Pascasie, de mon habituel fantasme obsessionnel du champignon atomique qui pointe derrière la coupole de Saint-Pierre. Il est évident que je vais chez Pascasie et seulement chez elle ; mais il est tout aussi évident que je ne sais pas pourquoi j’y vais.



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